Tout s'efface

Des grésillements de la peau en noir et blanc
Aux caresses matinales te ressemblant

Des dessins à la craie sur un tableau trop noir
Aux énigmes effacées d'une Simone de Beauvoir

Des lance-paillettes comme des yeux doux
Aux pieds sous la table sauce aigre-doux

Des clés qui se portent bien près d'un J argenté
Aux serrures qu'on n'a pas su ouvrir sans s'esquinter

Des sourires derrière la porte en t'attendant
L'oeil à lorgner comme un pirate dépendant

Aux regards ouverts toute la nuit rouge
Où je me retourne sous les draps sans que tu n'bouges

Des orages des tempêtes des matins blêmes comme l'automne
Alors que le mois de juillet pointe son nez sur la côte bretonne
Nous n'avons pas vu la gomme
Nous n'avons pas vu les crayons sans mine
Qui arrache le papier comme mes ongles sur ta peau
Et qui brûle qui rougit
Comme mes yeux la nuit

Tout s'efface dans l'obscurité, et j'ai peur de mes pores
Quand elle esquisse au coin d'une goutte de sueur
Un blasphème.

Lost Highway



Devant moi régnait une cathédrale gothique : ses deux grandes tours d'un gris albâtre me rappelait aux nuages d'un orage de fin du monde. Des ferronneries noires et blanches semblaient sortir des pierres comme des flèches qu'une armée aurait lancées contre l'opium divin. Pointues et longues, j'y voyais déjà les corps empalés un à un, sordides, des épouvantails en rubis. En levant la tête, j'apercevais à peine le toit du ciel, qui se confondait si bien avec l'édifice que les deux semblaient ne faire qu'un. Malgré des éclaircis et des nuages clairs, malgré l'été et le soleil bienveillant, je sentais comme une main de fer qui compressait mon coeur lorsque je franchis la porte d'ébène de la cathédrale.
A l'intérieur, des emprunts d'encens, et d'autodafés. Un prêtre m'accueillit, et sa robe se noircissait devant mes yeux ; comme une cigarette qui brûle, elle devient brune, et ses bords incandescents et rougis par les flammes mortes contrastaient avec les yeux cendrés de l'homme. D'un sourire macabre - un air d'homme mystère Lynchien - il m'accueillait et me guidait dans son antre. Les vitraux étaient de couleur très vives, mais si opaques que la lumière semblait bloquée par un mur de béton ; ils représentaient souvent des animaux féroces, virils. Face à eux, des cygnes et des souris qui tremblaient, une dernière lueur solaire dans le regard. Mais toujours un nuage passait et tuait toute intensité sur les vitraux quand mon regard se posait sur eux. Les murs qui les entouraient étaient froids, si froids qu'on ressentait les vibrations glacées du marbre sans même les toucher : mes poils se hérissaient et mes membres suffoquaient et l'air devenait irrespirable, comme au sommet du plus haut mont. Les bancs de prières, quant à eux, n'étaient que des racines d'arbres déjà morts, fatigués, et nul n'osait s'asseoir de peur que les lianes s'animent et ne viennent à happer les jambes des pieux. Mes yeux sensibles, larmoyants par la fraîcheur, souhaitaient rentrer dans leurs orbites pour oublier cette ambiance morbide et ressortir sur le parvis de la cathédrale, dehors, visiter les passants et les sourires dans leurs pommes. Mais le prêtre continuait à me guider, attrapant et serrant mon avant-bras de ses doigts gras et moites. Il m'amena dans une pièce aux allures de catacombes, et mon coeur oublia de battre, et mon esprit perdit ses sens et mes sens n'existaient plus ; que le froid, que l'horreur, que le vomi dans ma gorge. 
Dans cette petite pièce, apposée sur un mur pointu qui fait honneur aux voûtes creuses et hautes de Babel, une toile de la crucifixion de Jésus trônait ; contrairement aux habituels représentations de la scène, Jésus ornait le sourire de Mona Lisa et fixait de ses yeux entièrement noirs et vides dans la direction de la porte que je venais de franchir. Droit dans mes yeux. Droit dans mon coeur. Des millions d'invisibles arachnides sortaient de son regard et me parcouraient, me démembraient de l'intérieur, montaient sur mes jambes soudain nues et crevaient mes yeux, violaient ma bouche, s'insurgeaient dans tous mes orifices, en créant de nouveaux sur mon dos et mes cuisses. Et mes poumons noircis me firent tomber par terre.
Je ne me rappelle plus quand je me suis réveillée pour la dernière fois ; cela fait des années, des siècles ou des secondes. Comme Tantale, je subis le même spectacle depuis que mes yeux se sont rouverts, et je les arracherai de mes mains si je le pouvais. D'un maléfice ou d'un supplice, je ne distingue plus rien. Devant moi, continuellement le même spectacle. Une femme blonde et nue, virginale dans sa grâce, se retrouve les épaules ensanglantée par les sabots d'un cheval qui appuie son poids sur elle. Je vois ses larmes, j'entends ses pleurs, je gémis de subir ses supplications. Le cheval la salit dans tous les sens possibles. Et elle pleure, inneffable. Et je voudrais crier, délier ses chaînes, relever son visage et l'emmener avec moi. Mais mon corps ne me répond plus. Un homme, à ma gauche, la regarde plein de désir et d'envie. Il tient dans sa main gauche un long fouet en cuir. Chaque seconde porte le sceau d'une flagellation obscène.
I can see whispers in your hair, and they're running like horses through the wind. Why don't you just grab them like you grabbed mine a few nights ago ? They are just pretending, don't patronize them. It's all about love, it's all about farewell. Once you talked, twice we walked. But nobody saw us wandering under the sandy waves. I forgot your perfume, and the glass of your wine. My nostril is blinking, looking for you. But anywhere is far too bright for me.

La Ville Sourde



Je me rappelle tes pas lents dans la rue, qui cliqueti-cliquetaient sur les pavés. On les entendait depuis l'alcôve sous laquelle je te regardais ; tu semblais tout perdu mais fier d'avancer, tandis que mes jambes stoïques t'admiraient. Fatiguée dans ce village sans nom, je t'ai demandé une courte pause sur un banc - en vérité, je souhaitais juste une litanie de silence, puis ma tête sur ton épaule - et nous nous sommes assis. Le banc était frais malgré la chaleur du mois d'août qui faisait tourner ma tête. Situé dans un petit parc à l'aube des jeux d'enfants, il semble esseulé sous son lampadaire éteint à deux heures de l'après-midi. Je ne sais plus combien de temps nous avons passé ainsi. Je posais ma main sur l'accoudoir, comme on caresse un chat rutilant, et je fermais les yeux sur ta respiration. Tu tournais les pages d'un livre et, en suivant mon ouïe, j'en déduis un recueil de poésie que tu n'appréciais pas trop (tu sais, ces pages qu'on tourne vite, sans se délecter de la lecture, d'un coup, avec des doigts nerveux, secs comme des bâtons.) Les voitures commençaient à circuler dans les rues quand j'ai senti ta main sur mon épaule, qui m'arrache au sommeil comme une peau morte qu'on étire lentement. "Tu t'es endormie je crois" me dis-tu. Mais l'heure à ton poignet ne ment pas, et j'aperçois déjà une lune entre deux nuages au loin, au dessus des toits noirs des maisons. Tes dents claquent et je prends peur de tes tremblements. Il fait froid désormais, toute ma peau aride et sèche s'est transformée ; bleu et rouge comme une flamme. Et devant nous, des lucioles électriques. Elles nous guident dans les allées, comme les esprits de la forêt. Et le ciel tonne, et la pluie gronde, et l'orage sent fort comme un moulin à poivre. Je me mets à courir pour éviter de tomber malade, j'en oublie ton asthme et tes cuisses fatiguées ; je cours dans la rue, entre les lames liquides et glacées, limées comme des couteaux. Puis soudain je me retourne pour te voir, et ma robe encore un peu sèche, vient tourner et se mouvoir gracieusement ; puis claque l'air comme un fouet en velours. Comme une enfant, soudain, je tourne sous le ciel, je m'étourdis, et je sens ton regard abruti par mon enfance qui se pose sur mes chevilles. Elles tanguent de plus en plus vite et je ris, et je ravis ta main. "Dansons, ici, maintenant !" 
Ta peau humide épouse mes paumes moites. Je sens dans tes mouvements gauches un certain malaise, et j'en ris encore - je ris beaucoup avec toi, même quand tu ne voudrais pas, mais j'ai le coeur qui rougit et les yeux qui pétillent et ta présence qui brille ! - alors je continue. J'épouse ta tiédeur et je voudrais pleurer. Mais la ville me devance et elle pleure devant nous, sur nous, partout. Des larmes qui me salissent un peu. J'essaie de les prendre et de dessiner avec mes doigts, dans le vide et l'irrespirable de l'être. Mais c'est une encre qui coule vite, et les silhouettes deviennent vite des monstres informes, amorphes, dont le coeur noir se répand aux pieds comme une boue ignoble qui ne sèchera jamais. Et ces monstres me terrifient, je voudrais sauter dans des bras amis pour m'éloigner d'eux ; mais les bras deviennent tous flasques et inconsistants. Je me retrouve cramponnée à une barrière en métal vert, et j'ai peur si peur, alors que nous dansions. Est-ce que tu sens mon coeur là, des battements comme du verre qu'on a écrasés, des os qu'on piétine, des yeux qu'on perce lentement avec des vis et des vices qui nous souillent la peau ? Est-ce que tu le sens, ça, quand mes paupières se ferment ? Tu entends, du moins je l'espère, mes silences rauques, fumée dans la gorge rouge. Puis mon crâne qui danse un tango avec mes peurs, et qui trébuche maladroitement. 

Au réveil, une odeur d'orange sur ces draps blancs me laisse rêveuse quelques minutes. Lorsque j'ouvre enfin les yeux, j'aperçois ton pardessus qui git là sur une chaise. Vide de toi, il me semble tout à coup sans intérêt, sans forme, sans couleur. Il s'égoutte de toute volupté, de toute la vie et l'extase que ton torse y incorpore. Ce n'est plus que la peau morte d'un serpent, à peine bonne à contempler mélancoliquement. En pensant "il y avait de la vie là-dedans un jour". 

Toi tu es parti chercher des croissants, comme tu es parti en chercher pour d'autres filles, et tu le feras encore des dizaines et des centaines de fois. Mais ce matin, c'est moi. Et je souris d'être un chien mouillé que tu as raccompagné dans sa niche. Sur un bout de papier près de la commode en bois, je ressens ton écriture, comme du braille sur la soie ; elle me pique les yeux, elle griffe et ma peau et mon sang. D'un bleu sombre comme les feuilles d'automne qui se meurt en hiver, tu m'as écrit "La beauté s'entend avec la nuit."

Oltremare


J'entends des appels à l'aide qui se coincent dans la gorge, qu'on regrette de penser, qu'on refuse de crier. Ce sont des verres vides qu'on tente de jeter aux visages des gens. Mais l'eau ne les atteint pas. Ils regardent le fond transparent et, à travers, le torse battu par le coeur. Soudain esseulés. Et l'univers tangue quand on en est le centre, car il n'est pas droit il n'est pas juste. On lui souffle dessus en espérant que cela suffira ; mais ça ne suffit jamais. 
On danse, on vit. La lumière se fait blanche comme des cheveux mûrs, qui tombent et tombent de leurs branches. Si beaux dans leur sagesse. Puis la tête s'éclate sur le carrelage, et la foule te regarde. Elle t'emporte, elle te traîne. Folle farandole à la manière de Piaf et sa voix grave de rouge-gorge qui a trop fumé. Une main se tend vers toi, mais tu ne peux lever ton bras pour l'atteindre. Et tu sens tes muscles qui sans effort tombent dans le coma et, inconscients, soufflent et respirent. Enfin. Mais on te lève encore, alors que la position allongée sied à ton âme, tes paumes s'étirent et se referment. Les étrangers, plein de bonne volonté, regardent les muscles sur tes os ; mais seuls tes os semblent encore être des ailes, des trampolines pour tes idées. Et les vêtements cachent la mort, puis la nuit abrite la vie. Les sourires suffisent. On montre les crocs et tout le monde est content. Mais les aliments fondus sous la langue, comme une bave acide qui brûle sous l'épiderme, se font cracher, boules de poils consistantes, vomissant sur le parquet. Les soupirs nocturnes. Et moi.
Mon sang, comme une boucle dans le bas-ventre, arrache ma peau. Je sens des mains qui tremblent ; les miennes ou d'autres ? Le vent qui court entre mes poils hérissés est agréable, suit son cours. C'est une rivière qui coule sur et sous mon épiderme. Saute sur mon ventre rebondi un monstre mignon. Il bat ses cils et me charment, mais rien n'y fait. Mes cuisses porteront un jour les fesses d'un autre, deux lunes rosies dans lesquelles j'aurai soufflé mon âme. Une femme déesse qui crée d'un argile mou et blanc : voilà tout. Du sang naît la vie, mais la vie n'est pas tout. Ce seront des vagues de soupirs, des cris enragés et une pompe battante : je veux entendre une percussion, une batterie puissante et lente, une chanson qui m'emballe le coeur comme un homme l'aura plastifié et accaparé avant. L'Amour n'aura pas vitrifié mes sentiments, ni flagellé mon dos. Mais de clocher en clocher, tous mes fils restent perdus ou coupés. Les nuages traversent mon chemin, bloque ma voie lactée comme une voiture mal garée. Mon passage se retrouve au carrefour des mondes ; un soupir me pousse à gauche, une bise vers la droite. Une tornade devant moi semble m'appeler pour me dire de m'en aller. Mais qui l'écoutera, de moi ou de toi ? Qui laissera battre un corps dans le vide ? Et s'envoler vers l'orbite profonde. Un oeil omniprésent frappera mon regard et mes hanches pour vivre l'évolution, la révolution perpétuelle du monde. Un cri, un souffle. Quand une salle blanche sortira de la mort un être de mon ventre, je penserai à toi, à eux, à tous ceux d'avant et d'après. A tout ce qui a crevé mes yeux et mon ventre d'amour et de désir. Je penserai aux vagues de reins, aux coups de train lancés par des rails de sourire à défaut de cocasses regards. Puis je regarderai cette petite lune à l'oeil humide, une affiche de Méliès qui se lèvera et couchera. Puis je penserai à l'horloge, aux aiguilles longues et courtes. Au Soleil dans l'ombre. 
Je n'ai pas assez dit.

Peut-être que je viens de laisser mon coeur sur le trottoir, ou de le trouver sous la lumière d'un lampadaire. Mais c'est la même chose, et peu importe où il se trouve tant qu'il bat. Et je ne veux plus savoir quel est le sujet de mes mots, quelle importance. 
Mes yeux ne sont que deux mondes qui regardent à l'opposé, l'un droit devant lui et l'autre sur les côtés. Un regard à l'affut de tous les détails de l'univers, des moindres séismes, un grain de sable qui s'écoule et c'est ma main qui sursaute ; un tremblement amer qui surgit. Je cherche des orbites, des satellites en fuite. Des échappées belles et langoureuses qui se réunissent dans les bois où d'autres pas ont passé et trépassé, pas mesurés. Et quand mes yeux se ferment, quel monde, quelle odeur ! Nul ne sait car mon esprit est ailleurs, mon esprit s'est évadé il y a quelques années, ou quelques minutes. Tout revient au même car je suis ce fluide mouvement, cette grâce en exergue qui mime la beauté, mais qui n'est que laideur, que substitut. J'ai vécu tes nuages noirs, tes poisons bleus ; mais je ne retiens de la mer que ses vagues. Qui aura pour mes mots des soupirs assez longs, pour balancer ces phrases qui n'en finissent plus jamais, à la renverse ? J'ai vibré sous l'averse, et c'était doux, c'était si clair soudain. Le bleu du ciel m'apparaissait et je levais la main, comme un extraterrestre, priant pour retrouver ma maison. Là-haut. Depuis tous les toits du monde, je ne l'ai jamais approché de si près. Et voilà qu'au niveau 0, les étoiles m'ont souri, m'ont accueilli. Et tu marchais, et tu étais beau. Et j'ai navigué loin de toi parce que j'avais peur, si peur. J'avais peur de tes mouvements, mais surtout peur des miens ; peur de mes pieds trop sales pour marcher près des tiens, peur de mes hanches trop larges qui ne suivaient pas ton rythme. J'étais terrifiée à l'idée que mes poignets tremblent et que tu n'en sois pas heureux. La lune me regardait, les vagues me parlaient, le sable humide tentait d'envahir mes narines, je sentais sous ma langue la mousse d'une bière qui claque fort, et ma peau touchait ma peau, éperdue. Epanouie. Loin des affres des cités roses, des rosés sifflants qui se vident dans les coupes. J'ai feuilleté le livre des signes quand tu regardais ces autres silhouettes, et je baignais dans la plénitude d'une jalousie douce et punissable de la plage blanche à l'infini. 
Alors j'ai regardé vers le ciel, et des fils se tendaient. Les pendus au milieu des astres me regardaient aimablement ; leur bienveillance me réchauffa le coeur, qui battait comme mes paupières ivres. J'ai regardé dans ta direction, allongée. Et tu souriais, pour rien du tout, en écoutant une mélodie de fin du monde. 
Et puis, tu sais, le temps s'est tu.