La Ville Sourde



Je me rappelle tes pas lents dans la rue, qui cliqueti-cliquetaient sur les pavés. On les entendait depuis l'alcôve sous laquelle je te regardais ; tu semblais tout perdu mais fier d'avancer, tandis que mes jambes stoïques t'admiraient. Fatiguée dans ce village sans nom, je t'ai demandé une courte pause sur un banc - en vérité, je souhaitais juste une litanie de silence, puis ma tête sur ton épaule - et nous nous sommes assis. Le banc était frais malgré la chaleur du mois d'août qui faisait tourner ma tête. Situé dans un petit parc à l'aube des jeux d'enfants, il semble esseulé sous son lampadaire éteint à deux heures de l'après-midi. Je ne sais plus combien de temps nous avons passé ainsi. Je posais ma main sur l'accoudoir, comme on caresse un chat rutilant, et je fermais les yeux sur ta respiration. Tu tournais les pages d'un livre et, en suivant mon ouïe, j'en déduis un recueil de poésie que tu n'appréciais pas trop (tu sais, ces pages qu'on tourne vite, sans se délecter de la lecture, d'un coup, avec des doigts nerveux, secs comme des bâtons.) Les voitures commençaient à circuler dans les rues quand j'ai senti ta main sur mon épaule, qui m'arrache au sommeil comme une peau morte qu'on étire lentement. "Tu t'es endormie je crois" me dis-tu. Mais l'heure à ton poignet ne ment pas, et j'aperçois déjà une lune entre deux nuages au loin, au dessus des toits noirs des maisons. Tes dents claquent et je prends peur de tes tremblements. Il fait froid désormais, toute ma peau aride et sèche s'est transformée ; bleu et rouge comme une flamme. Et devant nous, des lucioles électriques. Elles nous guident dans les allées, comme les esprits de la forêt. Et le ciel tonne, et la pluie gronde, et l'orage sent fort comme un moulin à poivre. Je me mets à courir pour éviter de tomber malade, j'en oublie ton asthme et tes cuisses fatiguées ; je cours dans la rue, entre les lames liquides et glacées, limées comme des couteaux. Puis soudain je me retourne pour te voir, et ma robe encore un peu sèche, vient tourner et se mouvoir gracieusement ; puis claque l'air comme un fouet en velours. Comme une enfant, soudain, je tourne sous le ciel, je m'étourdis, et je sens ton regard abruti par mon enfance qui se pose sur mes chevilles. Elles tanguent de plus en plus vite et je ris, et je ravis ta main. "Dansons, ici, maintenant !" 
Ta peau humide épouse mes paumes moites. Je sens dans tes mouvements gauches un certain malaise, et j'en ris encore - je ris beaucoup avec toi, même quand tu ne voudrais pas, mais j'ai le coeur qui rougit et les yeux qui pétillent et ta présence qui brille ! - alors je continue. J'épouse ta tiédeur et je voudrais pleurer. Mais la ville me devance et elle pleure devant nous, sur nous, partout. Des larmes qui me salissent un peu. J'essaie de les prendre et de dessiner avec mes doigts, dans le vide et l'irrespirable de l'être. Mais c'est une encre qui coule vite, et les silhouettes deviennent vite des monstres informes, amorphes, dont le coeur noir se répand aux pieds comme une boue ignoble qui ne sèchera jamais. Et ces monstres me terrifient, je voudrais sauter dans des bras amis pour m'éloigner d'eux ; mais les bras deviennent tous flasques et inconsistants. Je me retrouve cramponnée à une barrière en métal vert, et j'ai peur si peur, alors que nous dansions. Est-ce que tu sens mon coeur là, des battements comme du verre qu'on a écrasés, des os qu'on piétine, des yeux qu'on perce lentement avec des vis et des vices qui nous souillent la peau ? Est-ce que tu le sens, ça, quand mes paupières se ferment ? Tu entends, du moins je l'espère, mes silences rauques, fumée dans la gorge rouge. Puis mon crâne qui danse un tango avec mes peurs, et qui trébuche maladroitement. 

Au réveil, une odeur d'orange sur ces draps blancs me laisse rêveuse quelques minutes. Lorsque j'ouvre enfin les yeux, j'aperçois ton pardessus qui git là sur une chaise. Vide de toi, il me semble tout à coup sans intérêt, sans forme, sans couleur. Il s'égoutte de toute volupté, de toute la vie et l'extase que ton torse y incorpore. Ce n'est plus que la peau morte d'un serpent, à peine bonne à contempler mélancoliquement. En pensant "il y avait de la vie là-dedans un jour". 

Toi tu es parti chercher des croissants, comme tu es parti en chercher pour d'autres filles, et tu le feras encore des dizaines et des centaines de fois. Mais ce matin, c'est moi. Et je souris d'être un chien mouillé que tu as raccompagné dans sa niche. Sur un bout de papier près de la commode en bois, je ressens ton écriture, comme du braille sur la soie ; elle me pique les yeux, elle griffe et ma peau et mon sang. D'un bleu sombre comme les feuilles d'automne qui se meurt en hiver, tu m'as écrit "La beauté s'entend avec la nuit."

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